« Réconcilier l’économie et l’environnement : enjeux et perspectives pour Haïti », c’est autour de ce thème que les économistes Emmanuela Douyon, Etzer Emile, Camille Chalmers et Thomas Lalime ont discuté, le dimanche 5 juin 2022, lors d’un débat tenu à l’initiative du ministère de l’Environnement (MDE) et l’Organisation des Nations Unies (ONU), avec l’appui du Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE), BANJ et Haïti Climat à l’occasion de la journée mondiale de l’environnement. Le débat a été diffusé sur la Plateforme Zoom et les pages Facebook de BANJ, Haïti Climat et ProFin TV.
Dans ses propos d’introduction, le représentant du Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE) en Haïti, Fabien Monteils, a essayé d’établir des corrélations entre Environnement et Économie à travers le monde. « Il n’y a pas d’économie sans environnement favorable », indique-t-il, soutenant que le monde est confronté à trois grandes crises environnementales. La première crise est climatique, car on est aujourd’hui à plus de 1,1 degré de réchauffement climatique par rapport à l’ère préindustrielle. Une situation qui crée un dérèglement général au niveau du climat.
« C’est un dérèglement qui met à mal nos systèmes de production au niveau alimentaire. Chaque émission de gaz à effet de serre, chaque dixième de degré additionnel produit des dérèglements et impacts de manière exponentielle et non pas linéaire », laisse entendre M. Monteils. Il a par ailleurs souligné que la dégradation de l’environnement est un message important à comprendre puisqu’on atteint aujourd’hui des limites de dégradation qui font que les impacts sur nos sociétés et nos économies ne sont pas linéaires. Le deuxième souci, c’est qu’on s’approche de plus en plus « vers une situation de non-retour parce qu’on a des risques d’emballement du phénomène climatique ».
L’objectif, selon lui, est de conserver l’augmentation en dessous de 2 degrés voire idéalement autour de 1,5 degré. « Objectif essentiel pour garder le climat sous contrôle et éviter cette perte de contrôle total », pense-t-il. Haïti est extrêmement vulnérable au réchauffement climatique. « Il se place d’ailleurs au 3e rang mondial en termes de vulnérabilité de par sa très forte exposition et au manque de capacité pour faire face à ces chocs », rappelle le responsable du PNUE en Haïti.
On estime qu’en 2010, sur une moyenne glissante sur 20 ans, l’impact économique des désastres de type climatique était de 100 millions de dollars par an en Haïti. Donc, chaque année, 100 millions de dollars d’impacts sur l’économie haïtienne par les phénomènes climatiques. « En 2020, on est passé de 100 millions à 400 millions. On est sur une tendance d’accélération et d’intensification de ces impacts-là. Donc, la situation est relativement préoccupante », continue-t-il. Pour lui, la situation d’Haïti est assez particulière. Le problème qu’on a en Haïti, c’est la dégradation majeure de l’environnement, admettant qu’en Haïti, on n’est pas sur une problématique de surconsommation des ressources.
La bio capacité d’Haïti est de 0,63 hectare par an inférieur au 2,8 hectares au niveau global. La bio capacité d’Haïti est de 0,25 hectare par an. Car, là où un habitant de la terre pris globalement consomme deux fois les ressources mondiales, un Haïtien consomme en Haïti 2,6 fois les ressources que son pays peut lui procurer. « On n’est évidemment pas sur une problématique de surconsommation en Haïti mais on est sur une problématique de dégradation de l’environnement expliquant que cet environnement n’est plus capable d’apporter les éléments requis qui peuvent soutenir la population haïtienne », estime M. Monteils.
Accumulation de richesses au détriment de l’environnement
Plus l’environnement se dégrade, plus les opportunités économiques baissent et plus l’économie sera amenée à baisser. Et plus de manière générale, se développe l’économie, plus elle va avoir des impacts sur l’environnement, selon le responsable du PNUE, croyant fermement que l’environnement est intimement lié à l’économie au point si vous investissez 1 000 gourdes dans l’environnement, vous créez 10 000 gourdes de richesses économiques, selon des études de l’IPBS sur le rapport entre coûts et opportunités quand on investit dans l’environnement.
Pour Camille Chalmers, professeur d’économie à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) depuis les années 80, dirigeant de la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) et de divers réseaux altermondialistes, quand on parle de réchauffement climatique, de dérèglement climatique et d’une crise écologique, « nous sommes en présence d’une crise civilisationnelle, une crise très profonde, une crise qui remet en question les paradigmes fondamentaux de l’organisation de la vie et de l’organisation de la société ». Car le capitalisme s’est construit sur un ensemble de fractures entre l’individu et la communauté, où l’individu est vu comme séparé de sa communauté avec des ambitions d’accumulation de richesses et de biens matériels.
« Le capitalisme s’est construit dans une fracture entre la société et l’environnement. On est dans un cadre où nous comme individus nous avons à notre disposition une planète avec laquelle nous pouvons faire ce que nous voulons, gaspiller, détruire, ne pas penser aux générations futures, etc. », a-t-il dit, ajoutant que nous avons eu une troisième fracture qui est entre homme et femme. La quatrième fracture extrêmement dramatique est la fracture coloniale. Selon Camille Charlmers, aujourd’hui, nous sommes obligés de reconcevoir notre mode d’habiter la terre. Il faut que nous concevions la terre différemment d’un navire négrier où nous avons des gens dans la cale du navire.
« Il faut un navire justement où c’est un monde interconnecté, un monde de dialogue entre les différentes civilisations et un monde où nous sommes justement conscients de la nécessité de faire un saut dans la conception de notre manière de vivre et dans la conception de notre manière de produire des richesses », reconnaît le professeur. Aujourd’hui, nous sommes obligés de repenser le monde, de repenser l’économie, de repenser les rapports entre économie et environnement. Et, on est obligé de s’éloigner de la formule de Kuznets – des rapports entre intensité énergétique et développement. « On est obligé de s’éloigner d’une vision productiviste où l’important, c’est la production de richesses financières et tout ce qui est au-delà est vu comme des externalités. Il faut cesser de penser l’économie dans un rapport où l’objectif central c’est la production de richesses financières », soutient M. Chalmers.
Impacts du comportement de certains acteurs économiques sur l’environnement
Pour sa part, l’économiste Emmanuela Douyon, spécialiste en politique publique, estime qu’on est face à des industriels, des investisseurs et des producteurs se trouvant dans une course effrénée pour créer de la richesse, obtenir du profit et pour avoir de l’avance. Plus on innove, plus il y a ce besoin pour plus de ressources et de moyens pour continuer à avoir certaines avancées. Il y a la compétition, l’augmentation du niveau de consommation. « Plus la science se développe, plus on crée. Plus il y a une demande pour les ressources naturelles. Si on continue à endommager la planète, si on continue avec l’érosion de la biodiversité, la pollution, le dérèglement climatique, est-ce qu’on ne va pas arriver à un point où notre existence même est menacée? », se questionne l’économiste alors que les activités économiques importantes pour nous seront aussi menacées.
Heureusement, estime-t-elle, cette pensée dominante n’est pas unique et qu’il y a quand même des alternatives.
Thomas Lalime, journaliste, PHD en économie et auteur, se demande pourquoi aujourd’hui faut-il concilier l’économie et l’environnement ? Selon lui, il y a des dangers environnementaux qui sont liés à la croissance économique. Mais en même temps aussi, la croissance économique est d’ailleurs présentée comme un objectif ultime. « Une augmentation considérable du taux de croissance économique réduit de façon significative le taux de pauvreté. Donc, quelque part, on a besoin de la croissance économique. Mais parallèlement, on sait aussi que cette croissance économique peut conduire à l’épuisement de certain nombre de ressources comme le charbon et le pétrole. Cette croissance économique conduit à la détérioration de l’environnement, la qualité de l’air, l’eau qui devient rare.
« On fait face à un grand dilemme entre ce besoin de croissance, notamment dans les pays pauvres, pour réduire la pauvreté et en même temps les externalités, les conséquences négatives qui sont liées à cette croissance », soutient-il rappelant l’existence d’une fracture environnementale entre les pays pauvres et les pays riches. Pour lui, il faut être très clair là-dessus, la façon dont l’environnement intègre la réflexion économique des pays occidentaux est très différente de la façon dont cette variable doit intégrer la réflexion économique en Haïti.
La raison est simple. La croissance économique détériore la qualité de l’environnement automatiquement, cela pose un problème de responsabilité pour ces pays qui ont eu un taux de croissance très élevé au cours des 30 et 50 dernières années. Ces pays ont contribué énormément à détériorer l’environnement universel. Un décompte fait par l’économiste Thomas Lalime entre 2011 et 2021, révèle qu’en moins de 12 ans, l’économie haïtienne a enregistré des dommages de plus de 10 milliards de dollars américains de pertes liées aux catastrophes naturelles. Le séisme de 2010 a coûté à l’économie haïtienne des pertes de plus de 7,8 milliards de dollars américains sans considérer les pertes en vies humaines. L’ouragan Matthew a coûté à l’économie du pays plus de 2,5 milliards en 2016. En août 2021, avec le dernier séisme, c’est plus de 1,5 milliard.
« Pour un pays doté d’un budget inférieur à 2 milliards de dollars et qu’on enregistre des pertes aussi élevées, ces facteurs environnementaux nous mettent dans une certaine trappe de sous-développement. Même si on arrive à faire un effort considérable en termes de création de richesses, du jour au lendemain, on se retrouve à la case de départ. On doit en tenir compte si notre objectif c’est d’améliorer les conditions de vie de la population en général », a estimé Thomas Lalime.
De son côté, l’économiste Etzer Emile se demande à quoi ça sert d’augmenter la richesse financière si notre existence est de plus en plus menacée. Les crises politiques et catastrophes naturelles retiennent en otage la croissance économique, constat relevé à la suite d’un travail effectué sur les assurances des catastrophes naturelles sur les 40 dernières années. Plus loin, se pose une question : est-ce que la croissance économique est incompatible avec la protection de l’environnement ? Non, répond-il. Mais il faut admettre qu’une logique capitaliste extrême axée sur la maximisation des profits sera difficile telle quelle.
« Il faut produire de la richesse autrement », préconise-t-il, tout en appelant à repenser l’économie. « La logique classique voit l’écologie comme une contrainte, un coup supplémentaire auquel l’entreprise aura à faire face dans la recherche d’efficacité financière ».